lundi 31 mai 2010

Dixième lune

La dixième lune point. La vache Chicuelina sent le moment venu. Pour la première fois de se jeune existence, elle quitte la manade protectrice de ses sœurs. Elle s’éloigne guidée par une impulsion naturelle. Elle cherche un endroit camouflé, à l’abri de tous les regards. Après une gestation paisible, Chicuelina comprend que cela va se passer cette nuit. L’endroit sécurisant est trouvé au fond d’un vallon, protégé du vent, au milieu de ronciers touffus.

Elle est lasse. Son ventre lui pèse et la fait souffrir. Cela ne saurait tarder. Son instinct de femelle l’en convainc. Son premier vêlage. Question de patience. Les douleurs se font plus pressantes. Elle se couche. La savante nature fait le reste. Apparaissent la poche des eaux, les sabots des pattes antérieures, la tête et le reste du corps, dans un ordre immuable.

Quinze minutes d’efforts et de douleurs silencieuses plus tard, l’événement se produit: la première parturition de Chicuelina. Cette nouvelle vie est encore trop rattachée à elle. Elle sait qu’il faut rapidement couper cette dépendance. Ses crocs tranchent le cordon ombilical. Le veau est à présent vraiment venu au monde.

Chicuelina se rend compte que son fils est enveloppé d’odeurs trop intenses. Les prédateurs ne doivent pas être avisés de la naissance du veau. La mère protectrice engloutit alors cette poche poisseuse, le placenta. Plus de traces.
L’animal tremble. Il faut le réchauffer. De patients coups de langue sur le corps y contribuent. La primipare sent alors une pression insoutenable. Ses pis sont gonflés, prêts à exploser. Elle guide son rejeton vers ces mamelles nourricières. Ce premier liquide, le calostrum, immunise le nourrisson.

Quelques heures plus tard, une autre inclination l’interpelle. Elle pousse son veau avec sa gueule pour l’obliger à se lever sur ses fragiles et interminables pattes. Au prix d’un grand effort, le veau est debout et tente, maladroitement, de faire quelques pas.
L’effort a été violent pour les deux. Un sommeil réparateur s’impose, la mère gardant l’œil ouvert.

Quarante-huit heures après l’acte, Chicuelina sent le besoin de se nourrir. Elle dissimule le veau dans les brousailles et quitte avec regret sa cachette. Elle retourne vers les autres vaches. Elle s’alimente, s’abreuve et retourne prestement vers son veau pour le sustenter à son tour.
A trois jours le veau voit mieux, il arrive à marcher plus longtemps. C’est le moment de quitter cette retraite dorée. Il est assez fort pour apprendre à se defendre seul. Il faut qu’il affronte l’adversité rapidement. Guidé par l’odeur et le contact de sa mère, il se rapproche de la manade.
Le nouveau-né y est presenté. Habitée d’une fierté immense, Chicuelina sait qu’elle est devenue l’égale de ses sœurs aînées. Elle aussi est mère. Un futur taureau de combat est sorti de ses entrailles. Elle sait par intuition, qu’il possède déjà le caractère brave et féroce qu’elle-même démontra lors de son test de sélection.

Mission accomplie. Dans quatre ans, dans l’arène, Chicuelino sera, elle n’en doute pas un instant, un formidable guerrier qui fera honneur à sa lignée.

Extrait de "Toro, cinq années de mystère, cinq mille ans de culte", Fabrice Torrito, Sedicom, 2004.

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