TENDRE L'OREILLE
C'est rester sur le qui-vive,
c'est écouter vraiment.
Le coucher de soleil est devenu nuit.
La nuit a pris son temps.
On a écouté Fabrice.
Lien de téléchargement (Marqués de Albaserrada, Chapitre 12) :
J’ai oublié. La route du
retour, les détails, les mots, les images. Rideau. Je me console en me disant
que mon cerveau fait le tri. J’ai le sentiment qu’il n’est pas très
précautionneux. Des semaines plus tard, j’ai commencé un livre de Dumas.
J’avais des envie de romanesque, de capes, de complots et de grandes tirades de
bravoure et d’amour. D’une autre époque que la mienne. L’histoire tourne autour
de Richelieu. Armand du Plessis. Le cardinal. Passées les premières pages, un
personnage fait son apparition. C’est un capitaine. Le mot m’a sauté à la
gueule pour pas mentir. Capitaine. ‘Capitán’ ! Qu’était-il devenu ?
Grandissait-il normalement ? Se transformait-il lentement mais sûrement en un
beau toro de lidia ? ‘Capitán’ était un veau du marquis de Albaserrada à qui on
avait posé les crotales. Il collait au cul de sa mère. Sa vie ne
comptait que quelques heures. Loin d’elle, tout pouvait s’arrêter. Pour le choper,
il avait fallu utiliser une sarbacane. Une ruse d’indien. J’avais adoré ça. Au
XXI° siècle, ce siècle abject de s’aimer trop, où chacun n’a de cesse de se
prendre en photo, ce siècle malade de s’auto-proclamer siècle du progrès, des
hommes occidentaux se servaient de techniques ancestrales pour endormir un veau
qui collait au cul de sa génitrice. Autrefois, on écrivait sarbatane. ‘Capitán’
voulait nous charger mais l’anesthésiant lui coupait les pattes du haut
desquelles il titubait. Il a hurlé pour appeler sa mère qui tournait autour de
nous. On l’a caressé. Il s’est laissé faire. Il a dû se rendre compte que nous
ne lui voulions pas de mal. Fabrice nous a fait remarquer qu’il fallait le
laisser maintenant. Qu’on était pas dans un film de Disney. Il a dit ça avec
toute la douceur qui caractérise le ton de sa voix. Aucun reproche ne
transpirait. Il fallait juste le laisser. Sa mère le retrouverait ou le
rejetterait. C’était une possibilité.
Ça faisait plaisir de
revoir Fabrice. De revenir à Mirandilla. La journée avait été belle. Le ciel
était demeuré bleu. Il rougissait maintenant. Au bas d’une rue en pente, à la
sortie du bourg, l’appartement était immense et agréable. On passerait deux
nuits ici. Fabrice nous avait donné rendez-vous dans un bar de Gerena. Après la
bise, tout le monde a pris place sur la terrasse. On a commandé des bières. Moi
du vin. Fabrice était ému. Il a très vite déclaré que le moral n’était pas au
beau fixe. Il a dit ça avec une infinie délicatesse. Sans aucune obscénité Il
aurait pu ne rien dire. Garder tout ça pour lui. Il avait juste besoin de
libérer les voix intérieures qui faisaient gronder l’orage en lui. Il arrivait
au bout du chemin de sa vie de mayoral. On a répondu que non. On ne
voulait pas entendre ça. Il a évoqué l’âge, la retraite qui n’était plus un
mirage pour lui, les difficultés avec la ganadería, les nouvelles
réalités d’un monde rural grignoté par des enjeux nés ailleurs. Les terres
agricoles devenaient des champs de panneaux solaires dans le coin. Les toros s’échappaient
parfois des enclos. L’un d’eux avait chargé un cycliste sur la route ou une
bonne femme, je ne me rappelle plus. Et puis il fallait les vendre les toros.
Les Albaserrada, les Pedrajas, que pas grand-monde ne voulait affronter. Des
commissions passaient, trouvaient ça très joli, souriaient puis se barraient
voir ailleurs si la duración, la humildad et la classe n’étaient pas affichées
sur un code-barre tatoué sur les incontournables fundas. Il ne l’a pas dit
ainsi parce que Fabrice ne dit pas les choses ainsi.
Le lendemain, après avoir
posé les crotales à Capitán, au milieu d’une cerca de cuatreños, ça allait
mieux. Il nous l’a dit comme ça. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Je l’ai
regardé observer ses toros. Il savait lequel serait plutôt noble. Il disait que
celui-là, là-bas, celui qui restait seul, serait difficile à embarquer. Qu’il
allait lui donner du fil à retordre. Devant nous est passé le prototype même du
Pedrajas. Avec ses arcades gonflées, on aurait pu le prendre pour un Tulio. Fabrice
était à sa place. C’est déjà une victoire d’être à sa place dans la vie. On
croise tellement d’autres êtres humains qui n’y arrivent pas. Des fois, ça rend
triste de constater toutes ces sorties de route. Fabrice n’avait pas dévié. Je
l’observais du coin de l’oeil en faisant des blagues sur la concurrence
photographique. Je me suis moqué de ceux qui s’allongeaient dans l’herbe. Je me
suis allongé cinq minutes après. Un vent léger faisait onduler ses cheveux. Un
sourire discret ponctuait chacun de ses mots livrés dans une demi tonalité,
presque murmurés. Il faut tendre l’oreille pour entendre Fabrice. Je me suis
fait la réflexion que c’était une clé de la transmission. Tendre l’oreille
c’est rester sur le qui-vive, c’est écouter vraiment. Le coucher de soleil est
devenu nuit. La nuit a pris son temps. On a écouté Fabrice. De faibles lumières
éclairaient des recoins de Mirandilla. Des têtes de toros faisaient pousser des
ombres sur les murs. Rien n’était inquiétant. Les ombres, les rais de lumière,
la silhouette vieillie de la marquise, les livres jaunes, les bruits de la
campagne dehors et les mots bleus de Fabrice donnaient la sensation de
contempler la peinture de l’apaisement.