Traduction de l'article d'Antonio Lorca dans le journal El País, au sujet de la corrida concours de Madrid du 15 septembre dernier :
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Javier Cortés et Golfo |
La corrida concours d’élevages qui s’est déroulée le dimanche 15 septembre
dans les arènes de Las Ventas de Madrid fut un grand spectacle; anachronique,
déphasé, à l’ancienne, mais un spectacle
tout de même quant à la présentation des taureaux, la résurrection de la phase
des piques, et l’art de toréer, l’engagement irréprochable de tous les acteurs
qui ont fait le paseo ce jour-là.
Ce fut une représentation d’une autre époque, un voyage dans le temps, un
film de la tauromachie de nos grands-parents, débordante d’intérêt, émotionnante,
frappante.
Il n’y eut pas de triomphe, mais peu importe; il n’y eut pas de faenas
artistiques, ni danses de vedettes modernes. Il y eut des taureaux aux cornes impressionnantes.
Certains allèrent au cheval de pique avec alégresse et poussèrent avec avidité.
Il y eut des taureaux qui poursuivirent aux banderilles et developpèrent
énormément de difficultés lors de leurs lidias et surtout lors de la phase de
muleta. Comme cela devrait d’ailleurs toujours être le cas …
Evidemment, ce n’étaient pas des
taureaux artistes, ni adoucis, ni d’une telle noblesse qu’ils en paraissaient
idiots. Non! C’étaient simplement des taureaux. Et il est clair que cette
espèce animale présente des difficultés, parfois très complexes, aux braves qui
ont le courage de les affronter.
Prenons l’exemple de Javier Cortés qui a été sérieusement blessé. Personne
ne pourra douter de son statut de héros, du respect et de la reconnaissance que
méritent tous les véritables toreros, comme l’a démontré ce madrilène, pour qui
la profession s’avère particulièrement ingrate.
La corrida concours fut un hommage au taureau, parce qu’il a été, pour une
fois, le véritable protagoniste, rôle qu’on n’aurait jamais dû lui ôter au
bénéfice du torero.
Il y eut peu de gens dans les gradins, normal me direz-vous. C’était un
spectacle d’une autre époque, pour amants du taureau, pour ceux qui croient que
sans le taureau rien n’a d’importance. On sait qu’actuellement, ce sont les
toreros qui dominent le milieu, et ce sont eux, aidés des autres acteurs de la
profession qui s’ingénient à faire disparaître du panorama l’animal sauvage et
encasté qui donne pourtant toute la vérité à la corrida.
Autre exemple explicite. Il y a quelques jours, a
été présenté à la Real Maestranza de Séville, le festival qui se célébrera le prochain
12 octobre au bénéfice des œuvres sociales des confréries du “Baratillo” et de
“la Esperanza de Triana”. Y sont annoncés Diego Ventura, Morante,
Manzanares, Cayetano, Pablo Aguado et le novillero Jaime González Écija. Et bien la provenance des taureaux qui
vont se lidier n’est pas encore connue! C’est à dire que l’on a présenté une
affiche de taureaux … sans taureaux. Et ce n’est pas la première fois que cela
arrive ainsi dans ce pays, preuve évidente que le protagoniste de la corrida a
été relégué à un rôle de faire-valoir.
Il y a quelques jours, un message sur Twitter
signé par “El Pasmo” (@Samsa2111)
soulignait le problème. “Il n’y a pas de futur à long
terme pour la corrida si on s’éloigne de son signe d’identité, qui est le
taureau. Si avec la sélection, on diminue sa sauvagerie, le spectacle esthétique
pourra plaire à certains, mais sera finalement condamné parce qu’il aura perdu
l’essence qui le rendait unique”.
C’est à dire, que si tu enlèves le cacao au
chocolat, le produit aura la même couleur, mais cela ne sera plus du chocolat.
De la même manière, si cette corrida s’éloigne du taureau, cela sera un nouveau
spectacle, aussi innovateur que décaféiné, qui se videra de l’émotion qui l’a
rendue grande et éternelle durant trois siècles. En un mot, ce spectacle
disparaîtra.
La tauromachie a évolué. Aujourd’hui on torée plus
esthétiquement que jamais, mais cela intéresse moins qu’à n’importe quelle autre
époque. On sait que la décadence de la corrida vient surtout d’attaques de
l’extérieur, évidemment, mais aussi de sa propre dégradation interne.
Il est clair qu’un spectacle sanglant comme la
corrida a peu de sens dans une société mascotiste comme la nôtre qui a modifié
substantiellement sa relation avec les animaux, qui cache la mort et la vue du
sang alors qu’elle rend un culte révérencieux à la violence dans ses formes les
plus diverses et cruelles.
La véritable fête des taureaux est appelée à être,
et de fait l’est déjà, patrimoine de minorités, comme de nombreuses traditions
culturelles qui existent dans le monde. Elle perdurera si elle défend son noyau
central, qui n’est autre chose que le taureau. Il y eut beaucoup de vides dans les gradins de Las Ventas. C’est
vrai. Mais les vedettes ne sont pas capables non plus de « jouer » à
guichets fermés dans aucune féria. Le concept du torérisme moderne, le taureau
artiste et le torero danseur, s’est étendu trop dangereusement dans la
tauromachie contemporaine. En d’autres termes, la corrida ne disparaitra pas si
elle défend le taureau.
Marc Lavie (@marclavie), journaliste français, directeur de la
revue « Semana grande » affirme : « avec les taureaux du
19º siècle il est impossible de lidier et toréer comme au 21º. Il doit y avoir
une raison pour que certains élevages ne soient plus programmés depuis de très
nombreuses années dans les férias importantes ». La raison est le
changement des critères de sélection dans les élevages imposé par les taurins
qui maîtrisent le milieu, véritables généticiens
autodidactes qui ont transformé le taureau en une peluche, une marionnette. Et ce
type de taureau est le précurseur de la disparition de la corrida.
Une jeune aficionada enfonce le clou (@doridelgado1) :
« nous voulons voir toréer des taureaux qui peuvent simplement être
lidiés. Savoir voir les taureaux, c’est savoir apprécier toutes les différentes
formes de charger, certaines plus lucides, d’autres moins et même quelques uns
absolument impossibles de lidier. Donc l’art de toréer consiste à lidier le
taureau selon ses conditions ». Sage analyse !
Dimanche dernier, Fernando Robleño, Rubén Pinar,
Javier Cortés et leurs hommes à pied et à cheval, firent ce que dictent les
manuels techniques : lidier les taureaux en s’adaptant aux conditions de
chacun d’eux. C’est cela le véritable art de toréer !
Les indispensables intégrants de cette minoritaire
résistance se trouvaient à Las Ventas. Grâce a leur constance, ils feront en
sorte que la corrida perdure au-delà de ce que parait augurer la réalité.
Vive le taureau ! Il faudrait qu’une corrida
concours ait lieu une fois par mois dans la première arène du monde. Si la tauromachie
doit être une passion de minorités, qu’elle le soit avec sa saveur authentique,
comme le chocolat.