jeudi 29 février 2024

Marqués de Albaserrada dans les analectes de Campos y Ruedos nº 100



TENDRE L'OREILLE


C'est rester sur le qui-vive,

c'est écouter vraiment.

Le coucher de soleil est devenu nuit.

La nuit a pris son temps.

On a écouté Fabrice.




Lien de téléchargement (Marqués de Albaserrada, Chapitre 12) :



J’ai oublié. La route du retour, les détails, les mots, les images. Rideau. Je me console en me disant que mon cerveau fait le tri. J’ai le sentiment qu’il n’est pas très précautionneux. Des semaines plus tard, j’ai commencé un livre de Dumas. J’avais des envie de romanesque, de capes, de complots et de grandes tirades de bravoure et d’amour. D’une autre époque que la mienne. L’histoire tourne autour de Richelieu. Armand du Plessis. Le cardinal. Passées les premières pages, un personnage fait son apparition. C’est un capitaine. Le mot m’a sauté à la gueule pour pas mentir. Capitaine. ‘Capitán’ ! Qu’était-il devenu ? Grandissait-il normalement ? Se transformait-il lentement mais sûrement en un beau toro de lidia ? ‘Capitán’ était un veau du marquis de Albaserrada à qui on avait posé les crotales. Il collait au cul de sa mère. Sa vie ne comptait que quelques heures. Loin d’elle, tout pouvait s’arrêter. Pour le choper, il avait fallu utiliser une sarbacane. Une ruse d’indien. J’avais adoré ça. Au XXI° siècle, ce siècle abject de s’aimer trop, où chacun n’a de cesse de se prendre en photo, ce siècle malade de s’auto-proclamer siècle du progrès, des hommes occidentaux se servaient de techniques ancestrales pour endormir un veau qui collait au cul de sa génitrice. Autrefois, on écrivait sarbatane. ‘Capitán’ voulait nous charger mais l’anesthésiant lui coupait les pattes du haut desquelles il titubait. Il a hurlé pour appeler sa mère qui tournait autour de nous. On l’a caressé. Il s’est laissé faire. Il a dû se rendre compte que nous ne lui voulions pas de mal. Fabrice nous a fait remarquer qu’il fallait le laisser maintenant. Qu’on était pas dans un film de Disney. Il a dit ça avec toute la douceur qui caractérise le ton de sa voix. Aucun reproche ne transpirait. Il fallait juste le laisser. Sa mère le retrouverait ou le rejetterait. C’était une possibilité.

Ça faisait plaisir de revoir Fabrice. De revenir à Mirandilla. La journée avait été belle. Le ciel était demeuré bleu. Il rougissait maintenant. Au bas d’une rue en pente, à la sortie du bourg, l’appartement était immense et agréable. On passerait deux nuits ici. Fabrice nous avait donné rendez-vous dans un bar de Gerena. Après la bise, tout le monde a pris place sur la terrasse. On a commandé des bières. Moi du vin. Fabrice était ému. Il a très vite déclaré que le moral n’était pas au beau fixe. Il a dit ça avec une infinie délicatesse. Sans aucune obscénité Il aurait pu ne rien dire. Garder tout ça pour lui. Il avait juste besoin de libérer les voix intérieures qui faisaient gronder l’orage en lui. Il arrivait au bout du chemin de sa vie de mayoral. On a répondu que non. On ne voulait pas entendre ça. Il a évoqué l’âge, la retraite qui n’était plus un mirage pour lui, les difficultés avec la ganadería, les nouvelles réalités d’un monde rural grignoté par des enjeux nés ailleurs. Les terres agricoles devenaient des champs de panneaux solaires dans le coin. Les toros s’échappaient parfois des enclos. L’un d’eux avait chargé un cycliste sur la route ou une bonne femme, je ne me rappelle plus. Et puis il fallait les vendre les toros. Les Albaserrada, les Pedrajas, que pas grand-monde ne voulait affronter. Des commissions passaient, trouvaient ça très joli, souriaient puis se barraient voir ailleurs si la duración, la humildad et la classe n’étaient pas affichées sur un code-barre tatoué sur les incontournables fundas. Il ne l’a pas dit ainsi parce que Fabrice ne dit pas les choses ainsi.

Le lendemain, après avoir posé les crotales à Capitán, au milieu d’une cerca de cuatreños, ça allait mieux. Il nous l’a dit comme ça. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Je l’ai regardé observer ses toros. Il savait lequel serait plutôt noble. Il disait que celui-là, là-bas, celui qui restait seul, serait difficile à embarquer. Qu’il allait lui donner du fil à retordre. Devant nous est passé le prototype même du Pedrajas. Avec ses arcades gonflées, on aurait pu le prendre pour un Tulio. Fabrice était à sa place. C’est déjà une victoire d’être à sa place dans la vie. On croise tellement d’autres êtres humains qui n’y arrivent pas. Des fois, ça rend triste de constater toutes ces sorties de route. Fabrice n’avait pas dévié. Je l’observais du coin de l’oeil en faisant des blagues sur la concurrence photographique. Je me suis moqué de ceux qui s’allongeaient dans l’herbe. Je me suis allongé cinq minutes après. Un vent léger faisait onduler ses cheveux. Un sourire discret ponctuait chacun de ses mots livrés dans une demi tonalité, presque murmurés. Il faut tendre l’oreille pour entendre Fabrice. Je me suis fait la réflexion que c’était une clé de la transmission. Tendre l’oreille c’est rester sur le qui-vive, c’est écouter vraiment. Le coucher de soleil est devenu nuit. La nuit a pris son temps. On a écouté Fabrice. De faibles lumières éclairaient des recoins de Mirandilla. Des têtes de toros faisaient pousser des ombres sur les murs. Rien n’était inquiétant. Les ombres, les rais de lumière, la silhouette vieillie de la marquise, les livres jaunes, les bruits de la campagne dehors et les mots bleus de Fabrice donnaient la sensation de contempler la peinture de l’apaisement.




















 

  



 

2 commentaires:

  1. Quel magnifique texte ! Merci !!
    Arlette

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  2. texte relu 3 fois ! quelle belle plume . un grand merci pour ce bon moment.

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