Ce texte et cette superbe photo d'Antoine Beauchamp étaient parus sur mon blog en 2010 :
Antoine Beauchamp est un jeune géographe qui s'est installé pour un an à Séville, pour rédiger un mémoire d'études sur l'élevage des toros bravos.
Il tient sur "Signes du Toro" le site internet de l'émission taurine de France 3, dans la rubrique "La Route des toros", le journal de cette aventure.
"Jeudi matin. Direction Gerena, ganadería du Marquis d’Albaserrada. Nous arrivons devant la grille. Derrière une haie vive de figuiers de barbarie sonnent des cloches. Les bœufs sont avec des novillos. Dans une encoche libre d’épines, j’aperçois un novillo armé, debout sous la chaleur qui plombe ce mois de juin. Le thermomètre de la voiture affiche 30°, il est neuf heures et demie. La campagne du Nord de Séville s’apelle dehesa et elle a quelque chose de divin, d’olympien. Le toro est ici chez lui, cette terre est sa terre et debout sous le soleil il a les yeux mi clos. Notre hôte,
Fabrice Torrito arrive et nous ouvre la grille de la Mirandilla. Nous le suivons dans l’allée où se lève la poussière. Des eucalyptus monumentaux nous surplombent. Nous discutons en descendant de voiture. Nous nous dirigeons vers l’écurie. Nabuco, l’un des chevaux de l’élevage se tient dans son box, il est noble, il a de l’allure. Puis nous suivons Fabrice jusqu’à son bureau. Une salle ouverte et fraiche qui sent la sellerie, le cuir tanné, où cohabitent des chapeaux cordouans, des bottes, des selles, et un bureau avec un petit ordinateur réunissant toutes les données de l’élevage. Ca y est, je vois enfin ce rêve d’élevage andalou. Je lui fais part de mon admiration pour son cadre de travail bien loin des open space à la new yorkaise où celui qui a une cravate ressemble à son voisin qui a lui aussi une cravate et où l’on parle, pour faire passer le temps, du nouveau modèle d’écran plat qui viendra combler les soirées solitude-plateaux repas. Fabrice Torrito me dit « Au moins ça vit ». Que faire sinon acquiescer ? Les hirondelles plongent dans la cour en sifflant.
Nous discutons de la situation de l’élevage, celui d’Albaserrada et de l’élevage en général. La maison Albaserrada est à un tournant décisif. Après avoir connu des années de pente glissante, l’heure est à la réaction. Fabrice Torrito nous explique son intention de retrouver le toro qui a fait la gloire de l’élevage, le toro-toro, pas le toro fade que l’on croise souvent sur nos sables. L’ambition torista est affirmée sans dogmatisme excessif. La confiance sereine et modeste de Fabrice Torrito force le respect. Nous sommes loin des projets fous qui mènent les élevages aux moyens dantesques à cloner des animaux, car oui, c’est fait, chez Guardiola un étalon âgé de 15 ans a été cloné. La chose reste rare.
Puis dans la cour de la maison de maître, de la plus grande des élégances, nous parlons de ses débuts en tant que mayoral dans l’élevage il y a de cela quinze mois. Des jalousies, des rancœurs, un sentiment grégaire, ont inspiré à certains idiots les gestes les plus bas qui soient pour empêcher Fabrice Torrito de démarrer son travail. Insultes, graffitis, menaces par téléphone, incendie criminel du hangar où étaient entreposées 120 tonnes de fourrages, telle fut l’ambiance de la prise en main d’un élevage andalou par un non andalou. La tempête a passé et Fabrice Torrito est resté en place. Il m’explique que sans le tourisme, l’élevage ne survivrait pas. Les toros d’Albaserrada étant hors des canons actuels imposés, l’enjeu est de s’engager dans une voie torista afin de retrouver le chemin des arènes.
Nous partons visiter la dehesa généreuse où le bétail peut encore se nourrir après les pluies diluviennes de cet hiver. Nous voyons les novillos, puis les añojos, toros de un an et les erales, toros de deux ans. Pour l’heure, seuls des lots de novillos sont prévus. Le but est de remonter une ganadería à partir de ses qualités de départ. Plus les résultats sont connus rapidement, mieux cela vaut. Le seul et unique révélateur des décisions prises est ce temps précieux qui serre le cou des élevages en reconstruction.
La dehesa est belle, les oliviers sauvages, les chênes verts, les chênes lièges, les genêts, les eucalyptus, le thym, le fenouil sauvage, cette nature sauvée du goudron émane de mille odeurs sous le soleil et la brise de juin. Nous voyons les étalons, les vaches, puis retournons jusqu’aux bâtiments de l’élevage. La plaza de tientas a des allures de friandise dans sa rondeur coquette.
Nous allons nous mettre à l’ombre. En arrivant sur le seuil de la maison de maître, j’aperçois en contrejour l’ombre d’un homme avec un chapeau à bord plat. Il s’avance et nous salue dans un français roulant des plus chics. Le Marquis d’Albaserrada reçoit. Déjà âgé, cet homme garde la dignité des rares personnes nées pour être élégantes en toute circonstance. Son pas, même s’il est parfois mal assuré, est sans heurs. Il a le regard d’un éternel poète qui, sur toute chose, porte un jugement distingué, sans bassesse. N’osant pas le prendre en photo de face comme s’il était une fleur dans une serre ou une starlette géranium dans un pot de papier glacé, j’attends qu’il s’éloigne. Il s’arrête sur le pas de sa porte. Regarde cette cour qu’il a traversée de nombreuses fois. Les sentiments se croisant dans la tête de cet homme doivent être nombreux, peut-être sont-ils ceux d’un doux naufrage, celui de la vieillesse qui saisit toujours les téméraires qui osent s’y frotter.
En le voyant de dos, son chapeau mis de côté, les manches retroussées, les mains dans les poches, le dos droit, je ne parviens à me dire qu’une seule chose : l’élégance du Marquis.
L’élégance du Marquis et la ténacité de Fabrice Torrito me rassurent. L’élevage de braves peut continuer à exister. Mais son élégance et sa diversité sont fragiles comme cet homme âgé et à la merci des inconséquents pyromanes de tout type. Alors, parlons en pour que ses remparts ne se craquèlent pas trop."
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